26
Dimanche 27 février 1966
Le dimanche, vers 11 heures du matin, Carmine entra dans les locaux de la police de Holloman. Il se sentait seul, agité et tendu.
Seul, parce que le vendredi soir Desdemona lui avait annoncé que, si le temps s’y prêtait pendant le week-end, elle irait faire de la marche dans les Appalaches, jusqu’à la frontière avec le Massachusetts. Elle n’avait tenu aucun compte de ses protestations : il n’avait aucune voiture de police disponible pour l’emmener et la ramener, ce n’était pas du tout le moment ! Tout cela l’avait inquiété sur l’avenir de leur relation, si différente de celle qu’il avait eue avec Sandra. Celle-ci avait tenu, tant bien que mal, un rôle d’épouse et de mère, se plaçant dans une sorte de compartiment spécial que Carmine n’ouvrait jamais pendant le travail. Tandis qu’il avait toujours Desdemona en tête, sans parler de ce qu’elle pouvait représenter dans l’affaire des Fantômes. Peut-être était-ce une question d’âge ; il avait désormais près de quarante-cinq ans. Il avait été un père médiocre, un époux encore pire, mais il savait pourtant que Desdemona et lui ne pouvaient rester simplement amants. Tout cela devait finir par un mariage, mais le voulait-elle ? Il n’en savait rien. Partir dans les Appalaches semblait lui montrer qu’elle n’avait pas autant besoin de lui que lui d’elle. Pourtant, elle était si aimante quand ils étaient ensemble ! Jamais elle ne lui avait reproché de la négliger au profit de son enquête.
Agité, parce que le départ de Desdemona lui laissait deux jours à remplir, seul et désœuvré. Silvestri lui avait interdit de s’occuper d’une autre affaire que celle des Fantômes, hormis les problèmes raciaux s’ils explosaient. Le temps était beau, il ne gelait pas, que faisait donc Mohammed el Nesr ? Son silence n’avait rien de mystérieux. Comme Carmine, il attendait que les Fantômes kidnappent une autre victime et ravivent ainsi la douleur et l’indignation. Après quoi il appellerait à une manifestation le dimanche suivant. C’était, de sa part, une excellente stratégie, mais bien des ennuis en perspective.
Tendu, parce que les trente jours étaient presque écoulés.
— Lieutenant Delmonico ? lança le sergent de service.
— À ma connaissance, c’est moi, répondit Carmine en souriant.
— J’ai trouvé une boîte en arrivant ce matin, sans aucune indication dessus. Et j’ai ensuite découvert une étiquette à votre nom, à quelques mètres de là. Je pense que les deux vont ensemble.
Il se pencha et sortit de sous son comptoir une grosse boîte carrée.
Les affaires de la femme et de la fillette assassinées en 1930 !
Il était tellement pris par la préparation de la surveillance des suspects qu’il n’y avait plus pensé. Il n’avait cependant pas oublié de demander à Silvestri de passer un bon savon aux deux limaces des archives.
— Merci, Larry, je te revaudrai ça, dit Carmine avant de prendre la boîte et de se rendre dans son bureau.
Quand il l’ouvrit, il n’en sortit aucun remugle fétide d’un crime commis trente-six ans plus tôt, puisqu’on n’avait pas pris la peine de conserver les vêtements que portaient la femme et l’enfant, sans doute parce qu’ils étaient tachés de sang.
Le sac à main était là, toutefois. Tricoté, comme on en faisait à cette époque où personne n’avait d’argent, avec deux poignées de bois et une doublure de coton grossier. Pas de fermeture. Dedans, un porte-monnaie contenant un dollar en argent, deux pièces de vingt-cinq cents, une de dix et une de cinq. Un mouchoir d’homme non repassé en coton. Au fond, des fragments de ce qui avait dû être des cookies. La mère les avait sans doute volés au buffet de la gare, pour que la petite fille ait quelque chose à manger. Peut-être était-ce la raison pour laquelle toutes deux étaient dehors, dans la neige... L’autopsie avait établi qu’elles avaient l’estomac vide.
Le sac de voyage n’était pas très grand, mais assez vieux pour avoir été un de ceux que certains Nordistes, les carpetbaggers, avaient utilisés pour sillonner le Sud après la guerre de Sécession. Carmine l’ouvrit avec beaucoup de respect : là se trouvait presque tout ce que la pauvre femme avait possédé, et rien n’était plus émouvant que ces témoignages muets de deux vies brutalement interrompues.
Il y avait d’abord deux longs cache-cols en laine, tricotés à la main, de plusieurs couleurs. Mais pourquoi donc étaient-ils dans le sac, alors que le temps était si abominable ? En dessous, deux pantalons de mousseline, l’un pour une adulte, l’autre évidemment destiné à la fillette. Une paire de bas, des chaussettes montant jusqu’aux genoux. Au fond, soigneusement pliée et placée entre deux feuilles de papier déchirées, une robe de petite fille.
Carmine retint son souffle. Elle était en dentelle bleu pâle, magnifiquement brodée, avec des perles, des manches bouffantes et des poignets menus, une doublure de soie et un support de mousseline amidonné pour soutenir la jupe. Une sorte de version ancienne des robes de chez Tinker Bell, sauf que chaque perle de celle-ci avait été cousue séparément, à la main. Sur la poitrine, des perles rouge sombre dessinaient le mot EMMA.
Abasourdi, Carmine posa la robe sur son bureau et se leva pour la contempler. Combien de temps ? Cinq minutes ? Une heure ? Il n’aurait pu le dire.
Se rasseyant, il prit le sac de voyage, le posa sur ses genoux et l’ouvrit aussi largement que le permettaient ses fermoirs rouillés, déchirant quelque peu la doublure très usée. Il mit les deux mains à l’intérieur et, les yeux clos, tâta du bout des doigts. Là ! Il y avait quelque chose !
C’était une photographie, et pas du travail d’amateur : un portrait de studio, monté sur un rectangle de carton crème portant la mention Mayhew Studios, Windsor Locks. Quelqu’un y avait porté une date au crayon, désormais à peine lisible, probablement « 1928 ».
La femme était assise dans un fauteuil, l’enfant – qui paraissait avoir environ quatre ans – sur les genoux. Toutes deux étaient beaucoup mieux vêtues : la mère avait des perles autour du cou et aux oreilles, la fille une robe semblable à celle du sac de voyage, sur laquelle on lisait clairement EMMA. Et toutes deux avaient le même visage, ce fameux visage. Bien que le cliché fût en noir et blanc, on devinait qu’elles avaient la peau café au lait. Leurs cheveux étaient noirs et bouclés, leurs yeux très sombres, leurs lèvres pleines. Carmine les contempla, sincèrement ému. Assassinées dans toute leur jeunesse et leur beauté.
C’était un crime passionnel, pourquoi personne ne s’en était-il rendu compte ? Un tueur n’aurait pas perdu son temps à faire pleuvoir autant de coups s’il n’était inspiré par la haine, surtout s’il s’en prenait à une petite fille. Elle et sa mère étaient liées à Léonard Ponsonby. Elles étaient avec lui, ce soir-là.
Léonard et la mère d’Emma étaient-ils amants ? Parents ? Quoi qu’il en soit, Charles Ponsonby était la clé. Mais à l’époque, il était trop jeune pour avoir commis ce crime. Tout comme Morton ou Claire. C’était peut-être Ida la meurtrière, plus d’une décennie avant qu’elle ne devienne complètement folle. Mais pourquoi, en janvier 1930, au moment de leur assassinat, mère et fille étaient-elles si pauvres, alors que Léonard les accompagnait avec deux mille dollars en poche ? Que leur était-il arrivé depuis 1928, date de la photo trouvée dans le sac ?
L’affaire de 1930 pouvait attendre, mais pas celle de 1966. Charles Ponsonby était un des Fantômes, ou bien le Fantôme, s’il agissait seul. Est-ce que Claire l’aidait ? Quelle assistance était-elle capable de lui fournir ? Se pouvait-il qu’un Ponsonby soit un Fantôme et l’autre non ? Oui, sans doute, à cause de la cécité de Claire. Charles pouvait commettre ses horreurs dans une cave secrète, insonorisée, sans qu’elle le sache. Insonorisée, pour qu’elle n’entende pas les cris.
Charles Ponsonby, ce célibataire casanier, incapable de mener des travaux de recherche originaux, toujours dans l’ombre de quelqu’un : sa mère folle, son frère fou, sa sœur aveugle, son meilleur ami tellement plus brillant que lui. Un homme qui ne prenait pas la peine de vérifier que ses chaussettes étaient de la même couleur, de se peigner sérieusement, d’acheter une veste neuve. Un homme distrait, qui n’osait pas prendre un rat sans mettre de gants, si banal qu’il paraissait dépourvu de personnalité, en dépit de son apparent snobisme.
Pouvait-il être ce tueur en série si brillant qui ridiculisait les enquêteurs depuis qu’ils avaient découvert son existence ? Cela paraissait incroyable.
Carmine remit dans la boîte les objets qu’il y avait trouvés, dans leur ordre exact, et la porta au sergent de service.
— Larry, mets ça en sécurité, s’il te plaît. Personne ne doit y toucher.
Il sortit sans attendre de réponse. Il était temps d’aller examiner le 6, Ponsonby Lane.
Les questions s’agitaient dans la tête du lieutenant comme un essaim de guêpes. Comment, par exemple, Charles Ponsonby avait-il pu se rendre au lycée Travis, puis en revenir, tout en convainquant tout le monde qu’il avait assisté à la discussion des chercheurs du Hug ? Il avait eu tout juste une demi-heure avant que Desdemona ne les trouve tous en haut du bâtiment, jurant que personne ne s’était absenté, même pour aller aux toilettes ? Pouvait-on se fier au témoignage des chercheurs ? Et comment Charles avait-il réussi à sortir de chez lui la nuit de l’enlèvement de Faith Khouri, alors qu’il était surveillé de si près ? Le contenu de la boîte suffirait-il à arracher un mandat de perquisition au juge Thwaites ?
Il descendit la Route 133 depuis le nord-est, ce qui le conduisit d’abord à Deer Lane. Aux yeux du conseil municipal, les quatre maisons qui s’y trouvaient ne méritaient pas qu’on enduise le chemin de bitume ; il était donc recouvert de gravier et prenait fin par un espace circulaire pouvant accueillir six ou sept voitures, et vers lequel la forêt descendait de tous côtés.
Les pneus de la Ford crissèrent bruyamment sur les cailloux, ce qui renforça l’idée de Carmine : les voitures banalisées qui se trouvaient là la nuit où Faith Khouri avait disparu auraient entendu un véhicule, ou repéré la fumée sortant du pot d’échappement. Charles Ponsonby aurait bien pu grimper dans l’obscurité jusqu’à la crête derrière sa maison, mais où serait-il allé ensuite ? Il aurait fallu qu’il marche assez loin sur la route pour récupérer sa voiture, ou monter dans celle d’un complice. Un trajet aussi long, par un froid pareil ? C’était très improbable. Comment avait-il donc procédé ?
Ses jumelles autour du cou, Carmine emprunta le chemin montant en direction de la crête qui surplombait le 6, Ponsonby Lane. La neige avait fondu et le sol était couvert d’un épais tapis de feuilles mortes. Plusieurs cerfs s’éloignèrent quand ils l’aperçurent, mais sans précipitation. Un bien bel endroit, se dit-il, vraiment paisible. En été, le bourdonnement des tondeuses à gazon et les cris des amateurs de barbecue devaient tout gâcher. Il savait par ailleurs que personne, ou presque, ne s’aventurait au-delà du parking improvisé de Deer Lane. Lorsqu’ils avaient fouillé les dix hectares de la réserve, les policiers n’avaient trouvé ni boîtes de conserve ou canettes de bière, ni sacs en plastique ou préservatifs usagés.
Arrivé au sommet, Carmine constata qu’il était étonnamment facile d’observer la demeure des Ponsonby. Sur la pente qui dévalait vers elle, on avait coupé les arbres. Cela faisait dans la forêt une trouée qui devait être ancienne, car on ne voyait même plus les anciennes souches.
Il leva ses jumelles, ce qui lui donna l’impression de se trouver à une cinquantaine de mètres de la maison. Charles était perché sur une échelle, armé d’un grattoir et d’un chalumeau, occupé à enlever de la vieille peinture. Claire était allongée dans un fauteuil de bois près de la buanderie, Biddy à ses pieds. Lorsque son frère l’appela, elle se leva et longea la maison avec tant d’assurance que Carmine en fut stupéfait. Claire était pourtant aveugle, il en avait la certitude !
La réalité de la cécité de Claire Ponsonby lui avait longtemps trotté dans la tête. Il avait donc embauché Carrie Tallboys, une gardienne de prison qui devait financer les études d’un fils prometteur, et excellente actrice par ailleurs. Elle était allée voir l’ophtalmologue de Claire, le célèbre Carter Holt, et avait prétendu vouloir donner de l’argent à une association pour le dépistage de la rétinite pigmentaire, dont son amie Claire Ponsonby avait souffert avant de devenir complètement aveugle. Holt s’en souvenait fort bien : Claire avait été victime d’un double décollement de rétine, un cas fort rare. Il n’avait hélas rien pu faire. La pauvre Claire était définitivement aveugle, il l’avait constaté par lui-même, et cette maladie était d’ailleurs toujours incurable.
Carmine vit Claire parler avec animation à Charles, qui descendit de son échelle, la prit par le bras et l’emmena dans la maison, suivi par la chienne. On entendit ensuite de faibles échos de musique classique. Apparemment, les Ponsonby avaient suffisamment pris l’air. Pas tout à fait cependant : Charles revint, prit l’échelle et les outils puis alla les déposer dans le garage. Chaque chose à sa place... Un amateur d’ordre. Un obsédé ?
Carmine fit demi-tour pour redescendre jusqu’à Deer Lane. C’était plus difficile que de monter, en raison des feuilles mortes gluantes et pourries à travers lesquelles les cerfs eux-mêmes n’avaient pas tracé de chemin. L’esprit tout occupé par Charles Ponsonby, il hâta le pas, pressé de revenir à son bureau pour y réfléchir tout à loisir avant d’aller manger un morceau chez Malvolio.
Soudain, ses jambes se dérobèrent sous lui. Il plongea en avant, les deux mains tendues pour absorber le choc. Il atterrit sur les paumes, avec un bruit sourd, glissa, cherchant en vain à s’agripper à quelque chose. Puis sa chute se ralentit et il finit par s’arrêter. Ses mains avaient creusé deux ornières profondes dans l’humus. Jurant à voix basse, il se releva, soulagé de constater qu’il ne s’était pas fait grand mal, hormis quelques écorchures.
Carmine, espèce d’imbécile ! Trop occupé à réfléchir pour voir où tu mets les pieds !
Mais pourquoi avait-il entendu un bruit sourd ? On aurait dit que quelque chose sonnait creux. Il s’accroupit et se mit à fouiller là où ses paumes avaient tracé des ornières. Une dizaine de centimètres en dessous, il mit au jour une planche.
Creusant avec frénésie, il la dégagea suffisamment pour constater qu’il avait affaire à ce qui semblait être la porte d’un passage souterrain.
Le souffle court, le front en sueur, il se hâta de remettre les feuilles en place. Quand il estima avoir raisonnablement dissimulé les traces de sa chute, il se releva pour mieux voir. Non, ça ne suffisait pas. Quiconque examinerait l’endroit d’assez près remarquerait tout de suite que quelque chose clochait. Ôtant sa veste, il la remplit de feuilles mortes ramassées aux environs, qu’il déposa sur les précédentes, avant de se servir du vêtement comme d’une sorte de balai pour effacer toute trace de son passage. Ça irait. Il quitta l’endroit à genoux, ne se relevant qu’une fois arrivé près de sa voiture. Avec un peu de chance, les cerfs brouilleraient les traces qu’il avait pu laisser ; en hiver, ils étaient constamment en quête de nourriture.
Il démarra la Ford le plus discrètement possible, en espérant que l’ouïe remarquablement fine de Claire ne lui permettrait pas d’entendre un moteur sur Deer Lane, et ne prit de la vitesse qu’une fois revenu sur la route. Il mourait d’envie d’apprendre la nouvelle à Silvestri, Marciano et Patrick, mais mieux valait ne pas téléphoner depuis le motel du Major, d’autant plus qu’il était en pleine activité, puisqu’on était dimanche. Mieux valait repartir comme il était venu. Il lui faudrait attendre, mais il n’en mourrait pas.
Ainsi donc, Charles n’avait pas eu à marcher longtemps dans un froid glacial. Il n’avait pas eu besoin de lampe torche, puisqu’il avait emprunté un tunnel qui débouchait de l’autre côté de la crête. Mais qui l’avait creusé ? Lui, probablement. La nuit où il avait enlevé Faith Khouri, il lui avait suffi de sortir par là ; et, lorsqu’il était revenu, les policiers avaient quitté les environs. C’était l’une de leurs nombreuses erreurs, ils auraient dû continuer à monter la garde. Cela dit, ils surveillaient Ponsonby Lane et la maison, et ignoraient l’existence du tunnel. Ils l’auraient peut-être manqué tout de même. Charles Ponsonby avait eu de la chance, mais peut-être celle-ci était-elle en train de tourner.
Mourant de faim et voulant disposer d’un peu de temps pour réfléchir, Carmine déjeuna chez Malvolio avant d’informer ses collègues.
Il convoqua toute l’équipe et, prenant soin de présenter les événements sous forme rigoureusement objective, expliqua point par point à ses auditeurs, qui restèrent bouche bée, ce qui s’était passé depuis sa rencontre avec Eliza Smith.
— Tout est venu d’elle, de ce qu’elle m’a dit. Et j’ai eu beaucoup de chance dans ma chute ! C’est bien la première fois depuis le début de cette affaire.
— Non, je ne crois pas, dit Patrick. C’est le résultat de ton incroyable obstination. Qui d’autre aurait pris la peine de s’intéresser à la mort de Léonard Ponsonby ? D’examiner des preuves vieilles de trente-six ans ? Tu es l’une des rares personnes que je connaisse qui savent que, quand la foudre frappe deux fois au même endroit, c’est que quelque chose l’y attire.
— Tout ça est bien joli, Pat, répondit Carmine, mais ça ne nous donne pas assez d’éléments pour aller voir le juge Thwaites. J’ai vraiment trouvé cette entrée par hasard.
— Tu es peut-être tombé par hasard, mais n’importe qui d’autre se serait relevé, aurait brossé ses vêtements et aurait continué son chemin. Tu as trouvé la porte parce qu’un bruit t’a paru bizarre. Et tu ne serais pas monté sur la crête si tu n’avais pas repéré un visage sur une photo de 1928. C’est ton enquête qui t’a mené à cette porte.
Carmine leva les bras au ciel.
— D’accord, d’accord ! Mais qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?
Dans le bureau de Silvestri, l’ambiance était à l’allégresse, au soulagement, à la merveilleuse euphorie qui suit le moment où une affaire est sur le point d’être résolue. Celle des Fantômes avait été horrible, déchirante, atrocement fastidieuse. Tous avaient trop d’expérience pour douter qu’il y aurait encore des pépins, mais ils avaient suffisamment d’éléments pour avancer, et le bout de la route était proche.
— Pour commencer, dit Silvestri, nous devons être sûrs que l’appareil judiciaire sera de notre côté. Je ne veux pas que ce salaud se tire d’affaire grâce à un petit détail dont son avocat pourrait rendre la police responsable. Ce sera un procès couvert par tous les médias du pays. Ce qui veut dire que Ponsonby ne sera pas défendu par un minable. Tous les grands avocats se battront pour le représenter et ne se priveront pas de nous balancer des œufs pourris. Nous ne pouvons nous permettre la moindre erreur.
— Ce que vous nous dites, John, intervint Patrick, c’est que si nous obtenons un mandat dès maintenant et fonçons examiner le tunnel, nous ne trouverons que quelque chose qui ressemble à une salle d’opération. Comme Carmine, j’ai toujours été persuadé que ce fumier en avait une. Et s’il a veillé à n’y laisser aucune trace, on n’en tirera rien. C’est bien ça ?
— En effet.
— Pas la moindre erreur, à présent ! gronda Marciano. Pas la moindre !
— D’autant plus qu’on en a déjà commis des tas, dit Carmine.
L’allégresse avait disparu. Un long silence s’installa, finalement brisé par Marciano.
— Conclusion : il faut capturer Ponsonby en flagrant délit. Et c’est ce que nous ferons.
— Danny, tu sais ce que ça veut dire, le coupa Carmine. Mettre en danger la vie d’une autre fille.
Lui imposer les horreurs d’un enlèvement par ce type. Pas question. Je m’y refuse.
— Elle aura la trouille, oui, mais elle s’en sortira. Nous savons qui est le Fantôme, d’accord ? Nous savons comment il procède, toujours d’accord ? Alors on le surveille, plus besoin de s’occuper des autres.
— On ne peut pas, Danny, intervint Silvestri. Il faut surveiller tout le monde, comme le mois dernier. Sinon, il s’en rendra compte.
— Bon, bon, d’accord. Mais nous savons que c’est lui, alors nous lui accordons une attention toute particulière. Quand il bougera, nous serons là. Nous le suivrons jusqu’à la maison de sa victime, et nous le laisserons s’en emparer avant de lui tomber dessus. Avec l’enlèvement, le tunnel et la salle d’opération, il ne pourra pas s’en sortir.
— Le problème, grommela Silvestri, c’est que Ponsonby a commis au moins quatorze meurtres, mais que nous n’avons retrouvé que quatre corps. Nous savons que les autres ont été incinérés, mais comment le prouver ? Tu crois que Ponsonby est du genre à avouer ? Je suis certain que non. Il y a tous les jours des gamines de seize ans qui fuguent, on ne pourra donc pas lui coller dix meurtres supplémentaires sur le dos. Tout repose sur Mercedes, Francine, Margaretta et Faith, mais rien ne les relie à lui, sinon des suppositions aussi fragiles que du verre. Danny a raison, notre seul espoir est de le prendre en flagrant délit. Autrement, ses avocats l’en sortiront à tous les coups.
— Il y a un autre problème, intervint Carmine. Claire Ponsonby.
— Tu crois qu’elle est au courant ? demanda Patrick.
— Je n’en sais rien, Pat. Elle est vraiment aveugle, c’est confirmé par le docteur Carter Holt, professeur d’ophtalmologie à la faculté de médecine. Et pourtant, je n’ai jamais rencontré d’aveugle qui évolue avec autant d’aisance. Si elle sert d’appât pour enlever une gamine de seize ans, alors elle est complice de viol et de meurtre, même si elle n’y prend pas part. Mais on remarque facilement une aveugle, c’est pourquoi j’ai tendance à repousser cette théorie. Elle ne serait plus chez elle, mais sur un terrain qu’elle ne connaît pas, et comment pourrait-elle reconnaître sa cible si Charles n’est pas là ? Prenons l’exemple de l’école St Martha à Norwalk : cela fait plus d’un an qu’on fait des travaux sur le trottoir pour des histoires de canalisation, il est plein de trous. Deux filles ont disparu là-bas, quelqu’un l’aurait forcément aperçue. Pour Charles, elle serait plus un handicap qu’un atout. Il doit pourtant avoir un complice. On ne sait toujours pas qui était le chauffeur, chez Tinker Bell.
— Tu penses donc qu’on peut écarter Claire ? demanda Silvestri.
— Pas entièrement, mais je ne l’imagine guère en complice d’un enlèvement.
— Moi non plus, intervint Patrick, mais cela ne veut pas dire qu’elle ignore ce que fait son frère.
— Ils sont très proches l’un de l’autre, ce qui s’explique tout à fait, maintenant que nous savons ce qu’a été leur enfance. C’est leur mère qui a tué leur père, j’en mettrais ma main au feu. Ce qui veut dire qu’Ida était déjà déséquilibrée avant que Claire ne revienne s’occuper d’elle. Ça a dû être l’enfer.
— Carmine, tu crois que les trois enfants ont su, pour le meurtre ?
— Je n’en ai aucune idée, Pat. En rentrant, elle devait être couverte de sang. Ils l’ont peut-être vue dans cet état.
— Spéculations, lança Marciano d’un ton méprisant. Tenons-nous-en aux faits, les gars !
— On entame la surveillance demain, alors il vaudrait mieux réfléchir dès maintenant à ce que nous allons devoir modifier.
— Corey, Abe et moi surveillerons l’entrée du tunnel, dit Carmine.
— Et la chienne ? demanda Patrick.
— Oui, c’est vrai. Je doute qu’elle accepterait de manger de la viande contenant de quoi l’endormir ; les chiens d’aveugle sont précisément dressés à refuser toute nourriture proposée par un inconnu. Si elle nous entend, elle va aboyer.
Et si Charles la laisse dans le tunnel pour monter la garde, elle va sentir notre odeur.
Patrick éclata de rire.
— Pas si vous êtes enduits d’eau de putois ! On en fabrique avec les sécrétions des glandes de ce délicieux animal.
Les autres le regardèrent, épouvantés.
— Pat, tu plaisantes ?
Il prit un air diabolique.
— Disons au moins Abe et Corey. Allez, peut-être qu’un seul des deux suffira.
— En tout cas, pas moi, déclara Carmine. Il doit quand même y avoir un autre moyen !
— Et lequel ? On ne peut pas se débarrasser de la chienne, ça c’est sûr. On n’a pas affaire à un débile, mais à un universitaire qui a toujours eu de l’avance sur nous. Si elle disparaît, il saura qu’on le surveille, et il mettra un terme à ses enlèvements. Son grand atout, c’est le tunnel. Il faut donc l’amener à penser que son existence est toujours secrète. Il se peut aussi qu’il l’ait protégé par des alarmes, alors faites attention.
Silvestri sourit jusqu’aux oreilles.
— Pat, tu es vraiment pervers.
— Oh, pas autant que Carmine. En tout cas, tout ce que je vous ai dit est logique.
— Je sais bien. Mais où trouver de l’eau de putois ?
— J’en ai une pleine bouteille.
Carmine se tourna vers Silvestri, l’air menaçant.
— Alors, il va falloir que la police d’Holloman consacre une part de son budget à acheter du jus de tomate, il n’y a que ça qui enlève l’odeur. Abe et Corey en prendront un bain juste après. Il y a une baignoire quelque part ici, ou des douches ?
— Il y en a une vieille, quelque part à l’arrière du bâtiment, dit Marciano. Autrefois, on y plongeait les cinglés pour qu’ils se calment avant l’arrivée des gars en blouse blanche.
— Bon, que quelqu’un nettoie l’endroit pour que tout soit prêt à l’avance. Tu as raison Pat, Abe et Corey devront tous deux se mettre de l’eau de putois. Sinon, s’ils doivent se séparer, la chienne sentira celui qui n’en a pas mis.
— On fait comme ça, répondit Silvestri, d’un ton montrant que la réunion était pour lui terminée.
— Une minute ! s’exclama Carmine. Il nous faut encore discuter de certaines choses. Par exemple : est-ce que Ponsonby agit seul, ou avec un complice dont nous ne savons rien ? Si on part du principe que Claire n’est pas mouillée dans l’histoire, est-ce qu’il faut pour autant abandonner l’idée qu’il y a deux Fantômes ? Après tout, Ponsonby ne fait pas que se rendre au Hug ou rester chez lui, il va par exemple à des expositions de peinture, sans hésiter à prendre un ou deux jours de congé. À partir de maintenant, nous le faisons suivre en permanence, par nos meilleurs agents, hommes ou femmes.
— Si Morton Ponsonby était encore en vie, nous saurions qui est le second Fantôme, soupira Marciano.
— Oui, mais ce n’est pas le cas, dit Carmine. J’ai vu sa tombe, et le rapport d’autopsie établi à sa mort. Il est mort brusquement, sans qu’on sache de quoi, mais en tout cas pas par empoisonnement.
— Ida a peut-être de nouveau frappé.
— J’en doute. Apparemment, elle était de petite taille, et Morton est décrit comme un adolescent en pleine santé. Pas le genre de gars qu’on étouffe avec un oreiller.
Marciano s’obstina :
— Il y avait peut-être un quatrième enfant, dont Ida n’avait pas déclaré l’existence.
Carmine fit une moue dubitative.
— Ne nous laissons pas emporter. Qui en aurait été le père, puisque Léonard était mort ? Et on l’aurait forcément aperçu. Les Ponsonby n’étaient pas des nouveaux venus, ils sont arrivés ici peu après le Mayflower ! Prends l’exemple de Morton : on le voyait à peine, mais on savait qu’il existait. Il y avait beaucoup de monde à ses funérailles.
— Donc, s’il y a un second Fantôme, nous ignorons tout à fait qui il est.
— Pour le moment, oui.